Se cailler les miches
Dans ce numéro, on part explorer…
Photo de Roman sur Unsplash
Quelque part au milieu d’un désert blanc
« On peut faire pause ? J’ai vraiment besoin de savoir dans quel film j’ai déjà vu ce visage. » Oui, je suis ce type de personne. In-sup-por-ta-ble (c’est ma sœur qui me le dit souvent). En réfléchissant à un sujet de newsletter sympa et en rapport avec ma grande passion, ça a fait tilt. Je crois que j’ai trouvé ma nouvelle obsession, celle de trouver quels films ont été tournés dans les mêmes endroits. Je m’appelle Tara et je vous embarque avec moi à la découverte des lieux qui font le cinéma.
🏔️ Neuvième escale où nous poserons nos valises : le 49e État des États-Unis. Vous connaissez sûrement de nom Juneau, sa capitale, ou Anchorage, sa plus grande ville. Les vastes espaces de l’Alaska – presque trois fois la taille de la France – sont aussi physiquement à part car séparés du reste du territoire américain. On y trouve le Denali (mont McKinley), point culminant de l’Amérique du Nord ainsi qu’une faune des milieux froids comme le grizzly, qui est aussi fascinant que dangereux.
Et si ce territoire est connu dans le monde du cinéma, c’est souvent parce qu’il permet de dépeindre la vie d’une Amérique plus solitaire, avec un charme naturel qui l’emporte sur tout le reste. Dans cette bulle, les personnages cherchent à se déconnecter de la société pour mieux se reconnecter avec la nature, ou du moins recentrer leur regard sur ce qui leur paraît essentiel. On y filme moins le quotidien des habitants que les gens de passage, qui repartent délestés du poids du secret. Le spectateur, lui, occulte parfois l’histoire même pour se concentrer sur le seul personnage qu’il veut voir à l’écran : la nature elle-même, qui reprend ses droits sur les simples humains. Direction : une région autrefois appelée « l’Amérique russe » 🌨️
Adresse : le cercle polaire arctique
Will Dormer et son équipier Hap Eckhart sont envoyés en Alaska pour arrêter le meurtrier d’une adolescente. Très vite, ils le repèrent et lui tendent une embuscade. L’homme parvient à s’échapper et s’ensuit une poursuite dans un opaque brouillard. Will Dormer part de son côté, entrevoit une forme au loin, ouvre le feu. Sous le choc, il découvre qu’il vient de tuer son partenaire et que le meurtrier a tout vu. Liés par un secret, les deux hommes se traquent. Dans ce remake (signé Christopher Nolan) d’un film norvégien avec Stellan Skarsgård, quelques éléments diffèrent : un changement de sous-intrigue (le coéquipier n’a pas la mémoire défaillante, mais veut témoigner contre Dormer aux affaires internes en échange de sa propre immunité) et un lissage du personnage de Dormer (dans la version originale, l’homme agresse une femme et touche une adolescente).
Al Pacino déambule dans les rues désertes de Nightmute. Il ne fait pas nuit à cette période de l’année. “There are two kinds of people in Alaska: those who were born here, and those who come here to escape something.” Dormer fait partie de cette deuxième catégorie de gens. Mais alors qu’il tente de cacher son secret, il se retrouve en proie à une insomnie. La lumière devient alors la composante principale du film. Trop agressive, elle empêche tantôt de voir, tantôt de dormir et éclaire des zones d’ombres que le policier dissimule à la vue des autres. Quand il calfeutre la fenêtre de sa chambre d’hôtel avec des draps et du scotch, il tente aussi de ne pas faire fuiter son secret.
L’espace et les frontières prennent une place importante à mesure que les rôles s’inversent entre chasseur et proie, que le monde mental se confond avec la réalité et que l’homme vertueux penche du côté criminel. L’inversion rend la performance des acteurs encore plus intéressante, aussi parce qu’elle se joue dans la vie réelle : comédien comique, Robin Williams endosse le rôle du méchant tandis qu’Al Pacino campe le justicier. De même, si les personnages évoluent dans un environnement où les routes semblent s’étirer sans fin et dont les montagnes sont toujours plus enneigées, le réalisateur n’hésite pas à multiplier les plans rapprochés pour coller à la peau de ses protagonistes et ne pas laisser l’immensité du décor prendre le dessus sur l’étude de leur malaise intérieur.
La vue aérienne coince la voiture du côté gauche de l’écran. Un homme en sort et se dirige vers l’étendue blanche qui occupe le reste du plan. Cet homme, c’est Christopher McCandless, dont l’histoire a été consignée dans le livre Voyage au bout de la solitude (Into the Wild en version originale), puis adaptée en film par Sean Penn en 2007. Le jeune homme de 22 ans rêve de s’affranchir des contraintes sociales et matérialistes, d’une cellule familiale toxique qui le mettait sous pression (comme le révélera plus tard sa sœur), et aspire à retrouver sa liberté au milieu de la nature. Il découvre un bus – le Magic Bus, devenu lieu de pèlerinage – et s’y installe. Là, il poursuit sa quête de soi et s’interroge sur son rapport aux autres, le regard perdu au loin.
Les pérégrinations de Chris – formidablement interprété par Emile Hirsch – des champs de blé à la frontière mexicaine en passant par les communautés hippies de Californie le font voyager pendant deux ans. Tout au long du film (quatre chapitres entrecoupés de flashbacks montrant sa vie rangée d’avant), celui-ci enchaîne les petits boulots pour vivre au jour le jour et acheter l’équipement nécessaire à son installation. Ainsi, Chris n’est presque jamais seul et transmet sa joie de vivre et sa motivation à ceux qui le rencontrent. Confronté à d’autres visions du monde, il comprend qu’il passe pour un idéaliste et un naïf, notamment parce qu’il ne prévient personne de son départ et tourne le dos à son passé (jusqu’à se rebaptiser Alexander Supertramp, “tramp” signifiant “vagabond”).
Le voyage devient rapidement autant physique que mental et est truffé de références littéraires. De Jack London à Henry David Thoreau, Chris devient peu à peu le héros qui pourrait prendre vie sous la plume de ces auteurs, vivant sans attaches et adoptant une attitude contemplative. Le spectateur adopte lui aussi ce comportement à mesure que la réalisation met en avant des espaces dénués de présence humaine. Pourtant, la parenthèse finit par se clore. Bien que préparé, Chris n’arrive pas à conserver la viande, ne sait plus avec quoi se nourrir et, le comble, ne peut retourner vers la civilisation à cause de la crue de la rivière. La nature et lui se confrontent enfin. Affaibli et affamé, il s’empoisonnera avec une plante. Dans son carnet de bord, il écrira d’ailleurs qu’il a été « pris au piège de la nature ». Même au fin fond de l’Alaska, il y a des lois. Celles de la nature emporteront le jeune homme.
Timothy Treadwell est de ces hommes qui se sentent investis d’une mission. La sienne : protéger les grizzlys. Pour cela, il passe 13 étés dans le parc national et réserve de Katmai en Alaska. C’est lors de ses cinq dernières expéditions qu’il filmera les ours et se mettra en scène, dans un but de sensibilisation. Mais en 2003, lui et sa compagne, Amie Huguenard, sont dévorés par un de ces animaux. La caméra tournait, avec le cache sur l’objectif. C’est la seule fois où l’on voit le réalisateur, Werner Herzog, se filmer avec un casque sur les oreilles pour écouter la scène, sans la partager avec le spectateur pour une « question de décence ». La personnalité controversée de Treadwell, les centaines d’heures de rushes dont il est lui-même l’auteur et sa fin tragique en ont fait un matériau de choix pour le réalisateur allemand.
Treadwell a tout de l’étoffe du personnage insaisissable. Derrière son attitude enfantine, ses cheveux blonds peroxydés et les surnoms qu’il attribue à chaque ours, se cache aussi une personne méthodique, sentimentale et désireuse de défendre les animaux. Le rapport à la nature passe avant tout. C’est le point de départ du documentaire. « Ma vision du monde et ma vision de la nature sauvage sont si diamétralement opposées à celles de Treadwell qu’il fallait que je dise quelque chose. (…) Cela donne de la vie au film. Il est à l’écran et je polémique avec lui depuis le hors-champ! » De la conversation fictive découle des questions morales sur l’environnement notamment : le geste de Treadwell et son implication sont-ils réellement productifs ?
Le beau et l’absurde se côtoient tout au long du documentaire : les animaux qui vivent leur vie face à des reconstitutions tournées plusieurs fois et qui cassent volontairement le rythme et la tonalité du film. On voit les grizzlys manger, combattre, prendre un bain pour ensuite basculer sur une interview loufoque du légiste. L’activiste a pris de gros risques, s’approchant parfois à seulement quelques centimètres des grizzlys (on voit le bout de son doigt tenter de toucher le bout du nez de l’animal). La démarche questionne, d’autant plus quand on sait que cette espèce n’était pas en danger dans ce secteur-là. En réalité, il est plutôt question de fictionalisation de soi-même. Treadwell pose son appareil, adopte la posture d’un aventurier ou d’un journaliste. Il rate sa prise, recommence, change de nom, s’invente un passé. La caméra devant lui, les grizzlys dans son dos, il entre dans le champ pour créer sa propre mythologie.
Les bonus
Période de fêtes oblige, on se plonge (chocolat chaud à la main) dans l’univers magique, niais et illuminé des films de Noël. Je vous laisse avec une sélection de six films que j’aime bien et qui ont le mérite de montrer des personnages aux origines/situations/âges variés. Et hop, je m’en vais me pencher sur le prochain numéro en disparaissant sous une pluie de pain d’épices ! 🤶🏿